Ce qui nous mange le coeur: lettre ouverte à Tierno Monenembo

Par Ousmane Boh Kaba
Je vous ai lu. Non pas consulté ni parcouru, mais lu, les dents serrées, le ventre noué. Vos mots ne m’ont pas surpris.
Ils m’ont reconnu. Ils ont trouvé en moi ce que tant d’autres ressentent en silence : ce mélange de honte, de fatigue et d’attente sans fin. Ce pays, dites-vous, donne envie de vomir. J’aimerais vous croire. J’aimerais croire que nous en sommes encore capables. Que nous avons gardé cette salutaire réaction du corps qui rejette le poison. Mais non. Nous avons appris à digérer le pire. À avaler les humiliations, les renoncements… et même les cadavres. À les enfouir dans le ventre creux de notre mémoire collective. Là où dorment les disparus sans justice, les rêves sans lendemain, les promesses crevées.
Nous ne sommes plus indignés, nous sommes intoxiqués. On reconnaît les enfants de ce pays à leur capacité à lire une tuerie dans les journaux comme on lit la météo : sans surprise, sans réaction. La peur ne nous saisit plus, elle nous façonne. Elle s’enseigne. Elle se transmet. Le Guinéen apprend très tôt à ne pas regarder les pick-up, à effacer son historique WhatsApp, à ne pas garder un numéro dangereux dans son répertoire. À s’exprimer par messages éphémères, à ne rien laisser derrière lui. Ici, la prudence est une seconde peau. Le silence, une langue maternelle. On se déplace à l’ombre. On parle par murmures. On survit à coups de compromis.
Et pourtant on compte. Trois balles dans une manifestation, deux blessés, un silence médiatique. Une plainte, une convocation, une répression. Une élection, une trahison de plus. Un militaire en costume de sauveur. On nous vend des transitions éternelles, des démocraties en carton. On nous ordonne de patienter, de prier, de nous taire. Et pendant ce temps, le pouvoir se gave, se prolonge, se répète.
Rien ne commence, rien ne finit. Tout se recycle. Les discours changent, les visages aussi, mais les pratiques restent les mêmes. Une répression chasse une autre. Un espoir déçu en efface le précédent. Ce pays nous a appris à douter de toute lumière, à flairer la trahison dans chaque promesse. Il y a longtemps que les Guinéens ne confondent plus changement et alternance. Ils savent que chaque régime est le jumeau honteux de celui qu’il a remplacé.
La communauté internationale, elle, nous observe comme on observe une anomalie tropicale : avec compassion dans les discours et cynisme dans les contrats. Elle tweete sa préoccupation le matin et paraphe des avenants miniers l’après-midi. Nos oppositions, elles, ont troqué la lutte contre des postes, des sièges, des miettes. Elles négocient pendant qu’on enterre leurs militants. Elles parlent d’unité pendant que la peur divise jusqu’au sang. Et Dieu, ah Allah… Il se tait depuis que ses maisons se sont tues sur les viols, les meurtres, les pillages. Il n’écoute plus. Ou bien il détourne les oreilles. FîsabîlilLâh !
La jeunesse, elle, ne rêve plus. Elle survit. Elle traîne son désespoir sur les réseaux, invente des mouvements de soutien comme on tend la main pour une aumône. Des sigles creux, des slogans vides, des combats à louer. Ils naissent un matin, meurent le soir, emportés avec les régimes qu’ils flattaient sans y croire. Ce ne sont pas des trahisons, ce sont des instincts de survie. On ne peut pas demander à un ventre vide de porter des idéaux. Alors ça tourne, ça recommence, ça récite les mêmes illusions avec d’autres couleurs, d’autres uniformes, d’autres promesses. Et ça s’effondre encore, sans surprise, sans révolte. Parce que l’espoir est devenu un luxe. Et que même la colère a été confisquée.
Mais tout n’est pas mort. Tout n’est pas silence. Il y a les murmures. Ceux que vous avez toujours su capter et relayer. Ces bruits de fond tenaces. Une vendeuse de beignets qui glisse un nom interdit entre deux clients. Un étudiant qui connaît les vrais chiffres, ceux qu’aucun média ne publiera. Un téléphone qui s’éteint à l’approche d’un uniforme. Ce sont ces murmures qui sauvent. Ce peuple que l’on croit résigné vit encore. Il vit dans l’ombre. Il conserve les noms. Il attend.
Ils sont innombrables, les disparus sans justice, les veuves sans vérité, les mères sans sépulture. Depuis trop longtemps, depuis trop de régimes. La Guinée n’a pas connu de rupture, seulement des relais dans l’impunité. Le sang a coulé sous chaque bannière, chaque drapeau, chaque slogan. Aucun pouvoir n’est vierge. Aucun régime n’est quitte. Et pourtant, on continue de faire comme si tout recommençait à zéro, comme si chaque fois, c’était la dernière. Mais rien n’a jamais commencé. Rien n’a jamais été soldé.
J’écris, non pour espérer. J’écris pour contaminer. Pour que mes mots vous parviennent comme une réponse fraternelle, mais enragée. Pour qu’ils se glissent sous les portes, s’impriment dans les consciences, s’infiltrent dans les cauchemars de ceux qui croient avoir gagné. Je n’ai pas la naïveté de croire à la victoire. Mais je sais qu’aucun régime n’est tranquille tant qu’un œil lit, tant qu’une main écrit, tant qu’une bouche murmure.
Les dictateurs savent pourquoi ils brûlent les livres avant les corps. Parce qu’une idée, une phrase, un témoignage survit aux cachots. Depuis l’indépendance, ils essaient d’éteindre les mots. Mais les mots reviennent toujours. En Guinée, ils sont notre dernière milice. Alors oui, Monénembo, la Guinée donne envie de vomir. Mais le vomi, c’est aussi ce qui sort du corps quand il ne supporte plus le poison. Écrire, c’est peut-être ça : vomir la vérité pour ne pas mourir empoisonné de silence.
Je n’ai pas de kalachnikov. Mais j’ai ces mots. Et aujourd’hui, c’est ainsi que je tiens debout. Que je respire encore. De dire : non, je ne me rends pas. Et si ma plume ne fait pas tomber de dictature, n’éveille pas les consciences ou ne rallume pas les braises de la dignité, qu’elle laisse au moins une trace. Une fissure. Un écho. Bref….
Oui… bref. Parce que les mots manquent. Parce que l’injustice déborde. Parce qu’arrive ce moment où la colère cogne le mur du réel, et qu’il ne reste plus que l’amertume, la fatigue, et cette rage sourde, sans issue. Mais « bref », c’est aussi ce qu’on dit quand on refuse de baisser les bras tout en n’ayant plus la force de hurler.
Alors bref… Garde cette colère cher… Tierno. Ne la laisse pas te ronger, mais ne l’éteint pas. C’est elle qui te rappelle que tu es encore vivant. Tu n’es pas seul. Même dans le silence, même dans la peur, d’autres pensent comme toi. L’Histoire est imprévisible. Personne ne savait que le mur de Berlin tomberait en 1989. Personne n’avait vu venir le Printemps arabe.
Bref. Parce que l’espoir est une forme de courage. Et tant que des gens comme toi refusent d’accepter l’inacceptable, rien n’est vraiment joué.
Jusqu’à la nausée, votre lecteur.
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