Les Commissions électorales africaines : l’illusion démocratique héritée de La Baule

Par Abdoulaye Sankara (Abou Maco)
Plus de trois décennies après le fameux discours de La Baule prononcé par François Mitterrand en juin 1990, l’Afrique francophone continue de traîner les stigmates d’une greffe démocratique mal pensée.
Parmi ses symptômes les plus visibles : les Commissions électorales nationales indépendantes (CENI), censées être les garantes de la transparence électorale et du renouveau démocratique. Or, loin d’être des antidotes aux contestations électorales et aux crises politiques, ces structures sont devenues, dans nombre de pays africains, les rouages techniques d’un multipartisme de façade et d’une démocratie sous contrôle.
Une importation sous contrainte
L’idée des commissions électorales indépendantes naît dans le sillage du tournant démocratique imposé par les bailleurs occidentaux au lendemain de la Guerre froide. La conditionnalité de l’aide, théorisée à La Baule, plaçait désormais la tenue d’élections pluralistes au cœur du partenariat avec les anciennes colonies françaises. En apparence, l’objectif était louable : rompre avec les partis uniques, ouvrir la compétition politique et instaurer la règle des urnes comme unique arbitre.
Mais sur le terrain, le modèle fut appliqué sans tenir compte des réalités institutionnelles, sociales et historiques des États africains. Faute d’une véritable culture de contre-pouvoirs, sans ancrage institutionnel solide et dans des environnements où l'État reste l'acteur économique et politique central, ces commissions électorales sont vite devenues des structures instrumentalisées par les pouvoirs en place.
Indépendantes... sur le papier
L’un des paradoxes les plus criants des CENI africaines réside dans leur dénomination même. « Indépendantes », elles le sont rarement dans les faits. La composition de ces commissions, souvent nommées par le pouvoir exécutif ou négociées à travers des rapports de force politiques biaisés, les prive de l’autonomie qui devrait pourtant faire leur force. En Afrique de l’Ouest, de la Guinée au Burkina Faso, du Cameroun au Tchad, les oppositions dénoncent régulièrement des commissions inféodées, incapables de garantir une égalité de traitement des candidats, un accès équitable aux médias publics, ou la sécurisation des listes électorales.
À chaque cycle électoral, le même scénario se reproduit : listes contestées, taux de participation douteux, bourrages d’urnes dénoncés, et résultats validés malgré les protestations. La messe est souvent dite avant même que les bureaux de vote n’ouvrent. Pis, les CENI deviennent parfois elles-mêmes des sources de crise, cristallisant les tensions et les suspicions.
Le multipartisme captif
Si les CENI ont favorisé une multiplication des partis politiques — certains pays en recensent des centaines — le multipartisme africain reste largement dominé par des formations incapables d’alternance réelle. Les partis d’opposition, souvent fragiles financièrement et structurellement, se heurtent à des régimes solidement installés, utilisant tous les leviers de l’État, y compris les commissions électorales, pour perpétuer leur domination.
Ainsi, la démocratie africaine vantée au lendemain de La Baule a rapidement pris des allures de multipartisme captif : une pluralité de partis mais une absence quasi totale de rotation du pouvoir. Depuis 1990, rares sont les alternances pacifiques et crédibles issues des urnes dans l’espace francophone — à part le Sénégal dans une moindre mesure qui s'est passé de ces fameuses CENI. Les changements de pouvoir, lorsqu’ils surviennent, résultent plus souvent de soulèvements populaires, de putschs militaires ou d’arrangements politiques que de scrutins transparents.
La Baule, une greffe qui n’a pas pris
Au fond, la problématique des CENI africaines démontre à suffisance l’échec plus large d’un modèle démocratique importé sans adaptation profonde aux contextes locaux. Là où l’Occident voyait des mécanismes techniques, l’Afrique aurait eu besoin de bâtir d’abord des institutions fortes, une justice indépendante, une presse libre, et surtout, une culture politique fondée sur la redevabilité et le service de l’intérêt général.
En voulant transplanter trop vite les formes sans construire les fondations, le « modèle La Baule » a enfanté des démocraties formelles, souvent vidées de substance, où l’exercice électoral devient une formalité légitimant des régimes hybrides. Les CENI, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui dans nombre de pays, en sont la parfaite illustration : ni réellement indépendantes, ni véritablement impartiales, elles participent à une mécanique de reproduction des élites au pouvoir.
Et maintenant ?
Plus de trente ans après, le temps est venu de tirer les leçons de cet échec. La consolidation de la démocratie en Afrique ne viendra pas de solutions clé en main venues de l’extérieur, mais d’une réappropriation endogène des principes démocratiques : un engagement sincère des acteurs politiques, une société civile active et protégée, des institutions judiciaires robustes, et une éducation politique des citoyens.
Les Commissions électorales peuvent jouer un rôle dans ce processus, à condition d’être réellement indépendantes et transparentes, dotées de ressources et de protections suffisantes pour résister aux pressions politiques. Faute de quoi, elles resteront ce qu’elles sont encore trop souvent : les complices techniques d’une démocratie d’apparat.
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